Il m’arrive parfois de penser que n’eût été le destin tragique de mes aïeules, je ne serais peut-être jamais devenue écrivaine. J’avais à peine quatre ans lorsque mes tantes religieuses ont fait notre arbre généalogique dont les racines étaient, selon elles, pourries. Elles en parlaient à mots couverts, honteuses du fait que notre ancêtre, Antoine Roy dit Desjardins, est mort assassiné dans le lit de sa maîtresse. Au cours de ma jeunesse, chaque fois que j’entendais des bribes de cette histoire, c’est le destin de l’épouse trompée et déchue qui me touchait : issue d’une famille bourgeoise de la Normandie, Marie Major connut, dès son arrivée en Nouvelle-France, une véritable dégringolade sociale. Dégringolade qui atteignit son point ultime après la mort de son mari : elle perdit alors tout ce qu’elle possédait, y compris sa maison. Les femmes trompées étant alors jugées coupables des écarts de conduite de leur mari, elle perdit aussi son honneur, considéré à cette époque comme étant « le bien le plus précieux ».
Tout au long de ma vie, il m’arrivait de penser à elle. Plus je vieillissais, plus le destin tragique de cette femme me touchait car, c’est un truisme de le souligner, les années exacerbent souvent notre sensibilité. J’ai donc essayé de reconstituer sa vie à partir de récits fragmentaires, de documents d’archives et d’écrits historiques. J’ignorais alors à quel point cette tentative de retisser les fils que la trame du temps a déliés était une tâche colossale. Colossale, mais ô combien passionnante et instructive !
Marie Major m’a propulsée à une époque dont je ne connaissais auparavant que les héros de guerre ou les figures religieuses. Grâce à elle, j’ai appris ce que pouvait être la vie des Filles du roi (1) et, de façon plus globale, des femmes qui ont vécu au XVIIe siècle. Vies qui n’ont rien à voir avec l’image manichéenne charriant l’idée qu’elles étaient soit des filles de joie, soit de saintes mères de famille. La liberté de plusieurs d’entre elles était soigneusement circonscrite. Il leur suffisait d’être un tant soit peu marginales pour être enfermées ou corrigées par leur mari avec l’assentiment des hommes d’Église. Il n’était pas bien vu non plus qu’elles affichent leur savoir. À un point d’ailleurs, écrit la professeure Josette Dall’Ava-Santucci, que l’on répétait qu’il « était grotesque pour une femme de savoir signer son nom […] grotesque de vouloir lire, étudier, penser à autre chose qu’aux lancinantes magies d’amour et [aux] empoisonnements passionnels » (2). Quant au sort jadis réservé aux femmes adultères, c’est un euphémisme de dire qu’il était souvent peu enviable. Elles étaient soit enfermées pour le reste de leurs jours, soit humiliées et fouettées sur la place publique avant de devoir quitter leur lieu d’habitat.
Marie Major m’a aussi entraînée dans les cours de justice où régnaient des méthodes inquisitoriales. Elle m’a ouvert les portes des prisons du XVIIe siècle où j’y ai trouvé une foule de gens emprisonnés pour des raisons qui nous apparaîtraient aujourd’hui saugrenues. J’ai été consternée par la dureté des mœurs et la complexité des procédures judiciaires. Et abasourdie de constater comment on gravissait les échelons de la hiérarchie sociale : un boulanger pouvait devenir juge, comme ce fut le cas pour l’un de ceux qui ont jugé le meurtrier d’Antoine.
Plus ma recherche avançait, plus je mesurais l’étendue de mon ignorance sur le XVIIe siècle, tant en Nouvelle-France qu’en France. Pour la combler, j’ai lu plusieurs ouvrages parlant de cette époque. Depuis, j’aime passionnément l’Histoire. Pas celle de la petite école où nous devions souvent ne mémoriser que des dates et des lieux de guerre ou des noms de personnages illustres, mais l’Histoire qui dévoile les mœurs, les croyances et les mentalités qui modulent le quotidien de gens moins connus certes, mais tout aussi importants et intéressants.
Dès la publication de ce roman, la chance était au rendez-vous : avant d’être primé, Marie Major, édité au Québec et en France, a été bien reçu à la fois par le public et la critique. Comme l’a mentionné l’écrivain Henning Mankell, « La vie consiste, la plupart du temps, en hasards qui viennent pour ainsi dire à notre rencontre. Tout tient à notre capacité de prendre des décisions conscientes face à la situation ainsi créée. » Mon métier d’écrivaine est jalonné de hasards, souvent étonnants, qui nourrissent ma passion de la Littérature et de l’Histoire (3).
Notes
(1) Ceux et celles désirant en apprendre plus sur les Filles du roy peuvent visiter le site de la Société d’Histoire des Filles du Roy fondée en 2010.
(2) Josette Dall’Ava-Santucci, « Des sorcières aux mandarines« , Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 60.
(3) Pour en savoir plus sur mes publications, consultez mon site Web ou ma page Facebook.